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CUBA: espoirs et mojitos avant le retour des Yanquis

Fatigués des restrictions, vite enjoués  malgré tout, les Cubains espèrent – sans trop y croire- un avenir meilleur. En jeu la normalisation diplomatique entre les Etats-Unis d’Obama et le pouvoir castriste. Un sujet qui par hasard me tient à cœur.

Musique entre amis à Trinidad
Musique entre amis à Trinidad

Pour résumer notre huitaine en touristes attentifs à Cuba, petit pays pauvre mais bien plus égalitaire que le Mexique d’où nous arrivions,  j’aurais pu titrer « Une prison (pour les Cubains), un paradis (tropical)”. Mais c’était déjà pris. Dans un texte de voyage pour le New York Times (« A prison, a paradise», 2013), John J.  Sullivan explique que le poids des expatriés cubains en Floride, un Etat indécis électoralement, a figé depuis 1962 le blocus américain dévastateur pour l’économie de Cuba, servant de prétexte à la dictature prolongée des frères Fidel et Raúl Castro. Une dictature certes allégée avec le temps.

C’est en tout cas par hasard que, treize ans plus tard,  j’ai remis les pieds en juillet 2015 sur l’île avec Sheila mon épouse, à l’issue d’un séjour mexicain revigorant avec le chœur et orchestre de l’Unesco.

En effet, en février 2002, j’avais vu  les gros iguanes et les palmiers du sud de Cuba, lorsque, accrédité au Pentagone à Washington pour l’AFP, je fus parmi les premiers journalistes à visiter la base/ prison U.S. de Guantanamo Bay. A voir débarquer les premiers hommes en “scaphandres” orange, masqués, menottés, titubant dans la fournaise soudaine, après vingt-cinq heures de vol enchaînés à la soute depuis l’Afghanistan. Je me souviens de sympathiques officiers geôliers assurant que “les terroristes seraient bien traités puisqu’ils avaient droit au Coran et à la cuisine hallal”…

En juillet 2015 ce n’est plus mon sujet. Pourtant les consommateurs cubains et les investisseurs américains aimeraient bien que le McDonald de l’enclave américaine de Guantanamo ne soit pas le seul fast-food du genre à Cuba. Et les autorités cubaines veulent un jour récupérer cette base navale annexée de facto par les Etats-Unis en 1903.

Arrivée de Mexico et impressions

Après la fraîcheur relative de Mexico (2.200 mètres), c’est la moiteur de juillet  à La Havane. On passe sans bureaucratie excessive les contrôles à l’Aeropuerto internacional José Martí (José Martíl’écrivain et héros indépendantiste célébré à chaque coin de rue par le régime, mais vénéré par tous les Cubains depuis la  fin du XIXe ). Même  baroque hispanique et villes coloniales bariolées, mais sans le substrat des civilisations millénaires du Mexique.

Nous frappe d’emblée le grand mélange visible des couleurs et morphologies : policiers et douaniers blancs, métis, ou noirs, alors qu’au Mexique dominaient indiens et métis méso-américains plus râblés (les Indiens furent éradiqués à Cuba après Christophe Colomb).

Prendre le frais
Couleurs

Je retrouverai un peu partout de belles Cubaines à la peau brune et au nez aquilin à l’espagnole ou des blondes aux cambrures africaines, etc. Des jeunes femmes ou hommes torrides nous en avons peu vus – ayant renoncé aux boites de nuit, la fatigue du voyage et l’âge aidant….

Plaisir des yeux que cette fine mulâtre agitant vainement son éventail  sur la route de Cienfuegos, verte et vide. A l’ombre de flamboyants orange, elle attend seule. Une voiture qui la prendrait en en stop ? une « oua-oua » déglinguée (la guagua ou autobus du cru)?

“Hola amigo”. La familière interpellation est souvent intéressée. C’est pour proposer un taxi à moteur ou à vélo, nous montrer des peintures aux motifs et couleurs attirantes, nous vendre un restaurant, une pension, demander un savon…Proposer son corps parfois.

Cuivrée, proche mais différente, Sheila intrigue comme au Mexique : « ¿De donde eres ? » (tu viens d’où?) Sa réponse « soy de la India », suscite à tout coup  une curiosité amicale.

Après l’espagnol clair et précis des affables Mexicains, quand on finit par deviner les s, b,  mangés comme d’autres consonnes par nos Cubains–la relation devient bien plus facile, plus vraie, le tutoiement quasi-instantané.

CUBA: “Avant que ça change”

A Cuba prisée des Français et des Québécois, la geste révolutionnaire a longtemps séduit notre gauche. En cet été on entend beaucoup plus la langue de Molière ou celle des touristes hispanophones voire le russe que l’anglais des Américains du Nord. Les Canadiens fuient plutôt leur hiver. Les Etats-Uniens ne viennent encore que progressivement faute de vols directs et parce que toutes les interdictions n’ont pas été levées. (En passant j’ai vu à Trinidad une plaque mentionnant Don José  Giroud né en 1781 à Ferney-Voltaire. Un ancien planteur esclavagiste français comme il y eut beaucoup ? Il semble qu’il fut plutôt fondeur de cloches).

Bien des visiteurs européens expliquent vouloir visiter l’île castriste “avant que ça change“. A savoir avant que ne s’installe la mondialisation, avec ses avantages et ses ravages. Les Cubains quant à eux aspirent pourtant à du changement, à une vie meilleure…

Contrairement au reste de l’Amérique latine, on ne voit pas ici de bidonvilles,  ni de SDF, ni de clinquant super-riche. Il n’y a pas de grand banditisme, mais la santé et l’éducation (relativement bonnes) pour tous, nous disent les Cubains plutôt  fiers.

Mais c’est aussi l’austérité quasi-générale. La société rationnée reste largement agraire. Des charrettes à cheval parcourent  les routes peu fréquentées derrière les fameuses bagnoles américaines rafistolées et briquées, puantes comme  les poids-lourds.

A caballo
A caballo
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Toits de Trinidad

Bien sûr, il y a les enclaves pour touristes – comme la belle Trinidad coloniale, une petite Oaxaca bigarrée et pavée, ou bien l’immense plage de Varadero, bondée d’étrangers. Là on a droit trop souvent aux tubes cubains (“quizas, quizas”, “guantanamera”, morceaux de Buena Vista social club) . A côté, on joue et danse pour soi, entre amis, sur la place, dans les séjours vieillots ouverts à la rue de la Vieille Havane surchauffée.

De fait, nous aurons pesté contre bureaucratie,   la difficulté à téléphoner, à acheter des cartes internet/ wi-fi. Pour cela il faut se rendre dans de rares points de vente et faire la queue avec les Cubains.

Au Kawana club de Varadero,  un hôtel d’Etat vétuste aux repas tout compris insipides et aux mojitos en gobelet plastique, pas d’internet et  faut payer à l’avance et en CUC (le peso convertible au taux élevé, voir plus bas) on nous dit: “Pas assez de liquide  ? dommage, nous refusons la carte de crédit, alors prenez le bus pour le seul guichet bancaire automatique du lieu et revenez dans 40 minutes!” Certes il y a aussi des hôtels de luxe en joint venture, mais sur  la merveilleuse plage déserte du matin deux hommes entrent dans l’eau avec leurs filets pour capturer quelques sardines qu’ils comptent vendre bon prix.

Il y a bien eu quelques ouvertures  depuis que Fidel Castro, le chef suprême malade, a officiellement passé les rênes à son frère cadet Raul en 2008: ce dernier a ainsi permis la vente de maisons, les taxis privés, les casas particulares, ces B&B bien tenus qui prolifèrent, remarque Daniel, un chauffeur.

Mais les impôts sont lourds, se procurer des aliments au marché parallèle revient cher. “Les choses vont changer, espérons-le. Il faut des investissements américains, français. Il faut aussi un vrai accès à l’internet pour savoir ce qui se passe dans le monde”, dit-il.

On ne comptera guère pour s’informer sur Granma, organe du Parti communiste cubain, ni sur la radio – qui insiste par exemple à juste titre sur l’insuffisance  de l’offre alimentaire mais sans vraiment incriminer un système  agricole très centralisé et mal en point qui force ce pays luxuriant à importer beaucoup de ses aliments.

La politique du secret favorise les rumeurs (“Fidel aurait une plage privée, voire une marina, pour plonger près de Playa Gijón”, suppute ainsi un local).

En tout cas, j’aurais  aimé l’entendre sur la Place de La Revolución, le grand Fidel barbu, tonner des heures avec brio contre les Impérialistes ! Mais le vieux géant du tiers-monde, qu’on dit “trop grand pour cette petite île”, finit ses jours dans une relative discrétion. En quelque cinq décennies de pouvoir, il aura pu regarder en chien de faïence pas moins de onze présidents des Etats-Unis…

(NB:  le terme de “Lider Maximo” n’est jamais utilisé à Cuba pour désigner Fidel Castro Ruz,  souligne l’ami Claude Régin, ex-correspondant de Reuters et  mon conseiller en affaires cubaines. Ce terme est pourtant utilisé en boucle par la presse française ou italienne).

Ces dernières années, les Castro ont aussi renoué les liens avec l’église catholique et les religions. Les églises sont rouvertes, les baptêmes ne sont plus clandestins. La santería,  une forme de vaudou cubain,  a même pignon sur rue:  à Trinidad, elle a son musée et des adeptes se promènent en blanc immaculé, chapeaux et ombrelles itou.  Musique, danse et libations dans un vestibule havanais pour un “saint” (divinité africaine cachée sous un saint catholique): j’ai  droit à faire une photo et à esquisser quelques pas de danse dans la bonne humeur.

D’abord bougon au volant de sa 405 Peugeot aux centaines de milliers de km, Humberto concède: “Fidel aura été un bon président”, en relevant les acquis du système (santé, éducation, faible criminalité dans ce pays, de fait quadrillé par les polices et les comités de quartier, les Comités de défense de la révolution.)

Pas désagréable, il est vrai de ne plus entendre parler d’Etat Islamique, ni de barons de la drogue.  Le parti unique reste répressif et les intimidations de dissidents continuent.  Mais rien de terroriste dans la “Fruta bomba”, c’est l’autre nom de la papaye !

“Pourtant Fidel a été capricieux”, édictant des interdictions à l’emporte-pièce, regrette Humberto. D’autres évoquent ses lubies nuisibles à l’économie.

Un pays cher

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A 63 ans , je roule toujours

Nous avons de la chance à la Baie des Cochons. Efrain “el Flaco” nous véhicule à bord de sa fière Ford Mercury 1952 de son âge: plus d’un million au compteur, splendide intérieur rouge claquant,  clim’ récente importée à grands frais qui crachote des gouttelettes .

Il se plaint du coût de la vie. “Avant je ne pouvais pas sortir du pays, maintenant c’est autorisé. Mais où irais-je,  je n’ai pas de sous ?”

Ceux qui ont des parents exilés peuvent recevoir des devises ou des articles introuvables ici. Gros progrès,  mais quid des autres ?

Le quotidien est en effet vicié par un système pervers : la double monnaie. Le CUC convertible (on prononce kouk) est imposé aux touristes; ceux des Cubains qui  en obtiennent peuvent acheter des biens de consommation dans des magasins spéciaux ou importer des pièces détachées. Mais le CUC vaut 25 pesos, la monnaie du citoyen lambda, aux faibles salaires. Et il se change à un euro environ.

De fait la destination touristique Cuba n’est pas une des meilleures marché.

Pas de vérité des prix donc. La disparition de la double monnaie sera à l’avenir un casse-tête pour les autorités comme celle, envisagée, de l’antique carnet de rationnement, la “libreta” contre laquelle tout le monde peste. Car le gouvernement voudrait en finir avec les subventions au ravitaillement – établies au nom de l’égalité et de la nutrition universelles, mais qui  coûtent trop cher depuis l’effondrement de l’URSS et de ses subsides.

Nous entendons un leitmotiv: “la libreta ne nous suffit pas pour une semaine”. Elle concerne les aliments de base, comme riz, huile et sel. Mais les produits d’hygiène (dentifrice, savon, détergent), les cigarettes et les gâteaux ont été retirés du carnet et donc peu trouvables, ou au prix fort. Les rations de haricots et de sucre ont même été réduites, note le site Cubania.com.

Après, il faut donc s’approvisionner au prix fort au marché noir. Si les mangues, le café, les fruits sont bon marché et délicieux, çà ne suffit pas!  “Le salaire moyen est de 600 pesos” et une bouteille d’huile en prend une bonne partie, gémit un “taxista”. Officiellement le salaire moyen n’est que de 584 pesos non convertibles, soit 20 dollars. C’est peu, bien que, on l’a vu, l’éducation et  santé soient gratuites et le logement et les transports  soient bon marché (et mal en point).

USA? Espoir et fatalisme

“¡Ojalá !… a ver… no sé … ¿quién sabé ?… ¡se debe de cambiar !» – « Si Dieu le veut, nous verrons bien, je ne sais pas, qui le sait ? il faudra bien que ça change ». Ces mots égrènent les réponses prudentes à mes questions sur les perspectives du rapprochement en cours entre les deux anciens ennemis, le géant nord-américain et la petite Cuba socialiste.

Même un fonctionnaire à l’étranger introduit auprès du pouvoir nous lâche: “On ne peut plus continuer comme ça avec cette dictature. Pas loin d’ici, la Martinique, la Guadeloupe sont développées, pas nous”.

“On verra bien comment ça ira avec les investissements. Sur le plan politique, pour les libertés,  je n’en sais rien”, déclare Miguel. Peinant sur son cyclopousse, il en a vu d’autres. Il a combattu en Angola comme jeune volontaire contre les forces sud-africaines et l’Unita pendant la guerre froide des années 80: “une grande expérience”. Mais il se demande toujours si son ancien commandant, le général Arnaldo Ochoa, ensuite fusillé pour “trafic de drogue”, ne le fut pas en fait pour écarter un rival.

A Varadero, Oscar m’emmène avec son catamaran (20 CUC) avec son jeune fils fan de football et du PSG (une tendance nouvelle chez les jeunes dans ce pays fou de base-ball). Au large je vois à travers mon masque des centaines de poissons bariolés picorer du pain, dans ma main pour les moins timides – c’est le clou du voyage!

Mais Oscar est pessimiste: “Le problème c’est le socialisme. Les salaires sont trop bas. On n’exporte presque rien. Les Américains reviendront-ils si nos hôtels restent mal entretenus?”

Vétéran révolutionnaire chenu avec son chandail et son béret rouges, le directeur du Musée du 28 septembre à La Havane, Pedro Perez Diaz lui répond indirectement:  “nous ferons comme le monde entier en ayant des relations diplomatiques avec Washington. Oui, à la fin du blocus, il y aura plus d’investissements, mais la Révolution va continuer”.

Le chemin sera sans doute long. Le Congrès républicain freine une vraie reprise des relations avec La Havane. Il faudra des années avant que toutes les sanctions américaines ne soient levées et les investisseurs devront surmonter les obstacles des bureaucrates cubains, prévient le magazine The Economist.

Pour l’avenir, regardons sans doute la Chine, ou le Vietnam, devenus capitalistes en conservant un pouvoir autoritaire.

Carambolage Fidel Castro, Chavez, charrettes et bus
Carambolage à Cienfuegos:  charrettes et bus devant Fidel et Chavez

Devant les slogans défraîchis, les librairies consacrées aux seuls héros révolutionnaires Che Guevara, Fidel , Camilo Cienfuegos, voire au Vénézuélien Hugo Chavez, devant les maisons éventrées,  devant les queues partout, je pense à Maputo, à la RDA, à la Bulgarie ou la Hongrie jadis. Mais La Havane, la belle délabrée en rénovation progressive, peut devenir aussi magnifique que Budapest métamorphosée depuis la chute du mur.

Façades rénovées à côté de taudis, La Habana Vieja
Façades rénovées à côté de taudis, La Habana Vieja

Bestiaire final

Pour terminer un petit bestiaire perso: les “golondrinas”, les hirondelles au nom poétique, qui piaillent libres par centaines dans le soir paisible de Viňales; le sauté de crocodile délicieux de Cueva de los Peces encore meilleur que celui de Bulawayo (Zimbabwe) jadis. Ou “lo’ cangrejo’ qui barrent la route côtière”: quèsaco? j’ai pas mon dico. En fait ce sont les gros crabes (cangrejos) qui peuvent traverser par milliers la route côtière et abîmer de leurs pinces les pneumatiques usagés des vieilles américaines. A la Casa Zuleyda, sur la mer des Caraïbes, les crabes nous ont privés de notre habituel mojito du soir: ils avaient bouffé l’indispensable “hierba buena” (menthe).

Jean-Michel STOULLIG – Août 2015