Letter from London

Re: Brexit, 400 years & still alive, Arsen(al) Wenger, murder in the Turkish bath, hijab…

Dix jours de liberté à Londres.  Effervescence culturelle et économique, modernité architecturale, pelouses et plantes toujours – comme au superbe parc de Kew Gardens et son expo d’orchidées brésiliennes – et même révélations culinaires ont marqué les dernières retrouvailles avec notre métropole préférée à Sheila et moi (mise à part Vienne, certes plus modeste et plus guindée).
Sorry pour les clichés inévitables, mais j’avais envie pour une fois dans cette longue lettre de rendre hommage à Londres et aux Londoniens de toutes les couleurs. D’où vient ce sentiment de liberté ? Il remonte à mes quatre années humainement riches de jeune journaliste. Je respire bien ici dans la ville vaste et aérée:  m’asseoir tranquillos dans les parcs, pubs ou cafés, explorer les à vélo les vertes rues aux beaux jours, échapper au risque d’impatience agressive des Parisiens. Ici la punkette à la hure rouge et verte n’attire pas les regards, on s’attife comme bon vous chante. On se laisse passer dans les bus rouges toujours classiques mais désormais fréquents et informatisés. Sourires discrets dans les boutiques et les restaurants qui éclosent chaque mois. Les traditions demeurent mais tout semble moins figé, plus  dynamique, malgré les inégalités sociales, qu’en notre belle France.
La dame aux orchidées
La dame aux orchidées, Kew Gardens
A l’amie m’accusant d’être stipendié par l’Office de tourisme de Londres, je réponds que flâner dans Paris, en goûter l’inégalable beauté, n’empêche pas d’être curieux des différences et avantages de notre puissante et  cool voisine. Et à chaque retour, je les trouve plutôt sympas nos Parigos.
Si je traite plus bas des ravages sociaux dus à l’austérité et au libéralisme financier au Royaume-Uni, le sous-titre à rallonge marque  la profusion de mes expériences récentes.

= Cacher donc cette Europe qui nous est étrangère 

L’Eurostar arrive à St Pancras aux débuts de la campagne sur le référendum du 23 juin. Quitter une Union européenne (UE) caricaturée, y rester? Quels risques ? David Cameron a pris un pari dangereux face aux Eurosceptiques, notamment dans son parti conservateur. Les fissures éclatent au grand jour chez les Tories, et dans l’ensemble des médias de droite (des pires aux meilleurs).
Pour les opposants aux “diktats des eurocrates Bruxelles” qui nous privent de notre brillante souveraineté, “Boris” est un formidable champion. Excentrique, jovial, roublard, la touffe blonde en pétard, Boris Johnson est le maire sortant conservateur de la capitale. Il convoite le poste de Premier ministre, surtout si Cameron échoue. Boris prétend d’abord que les 27 du continent accepteraient de nouvelles concessions en cas de non, puis reconnaît que ce serait irréaliste.
Ce qui compte d’abord pour les Anglais, c’est le porte-monnaie, le budget. La croissance est meilleure qu’ailleurs (avec l’Allemagne), le chômage a baissé, on recrute, et on peut trouver des petits boulots (que lorgnent les migrants de Calais) même si les contrats précaires “zero hour” (sans heures et fixes,  ni garanties) sont intolérables.
On peut résumer ainsi les quatre mois de débats à venir sur le “Brexit” (sortie de la Grande-Bretagne de l’UE): a-t-on plus à gagner à rester ou bien à partir, avec le rêve de retrouver une pleine souveraineté déjà bien entamée ?
Le très réac et indigent Daily Express monte à la charge: l’Union européenne “cherche à détruire notre identité nationale par l’immigration de masse” avec “la complicité mensongère de notre élite politique”. Le Daily Mail estime que Tony Blair a fait venir des millions d’Européens de l’Est – c’était pas mal pour les Polonais au départ mais ils baissent nos salaires et trop, c’est trop. Accueillir des Syriens ? on n’en parle pas. Alors autant rapatrier les 8 milliards de livres (10,7 milliards d’euros) de contribution nette au budget britannique à l’UE  et échapper “à un super-Etat non démocratique” (Ndlr: l’UE en super-Etat non, mais peu démocratique c’est pas faux). Des eurocrates qui se mêlent de tout comme de nous imposer des bouilloires et grille-pains plus économes mais contraires à notre génie anglais du thé (entre temps la Commission a sagement retiré cette idée avant le vote…). Plus sérieusement, les Anglais n’aiment pas la tutelle des Cours européennes et viennent de déclencher une course dangereuse au moins-disant fiscal dans l’UE.
Fort de quelques concessions de l’UE, le Premier ministre joue le maintien, contre “le saut dans l’inconnu”, pour que Londres conserve son plein accès au marché commun et un droit de regard, au lieu de rester à l’écart. En ayant en sorte le beurre et l’argent du beurre. Rappelons que la Grande-Bretagne, qui a empêché des progrès politiques dans l’UE, s’est déjà mise à l’écart de l’euro et de Schengen. La City et les grandes entreprises voteront plutôt avec Cameron. On a aussi besoin des gens de l’UE, car il n’y a pas assez de Britanniques qualifiés pour toutes les demandes d’emplois, disent encore ministres et entreprises. De fait, dans les boutiques, chez les chauffeurs de bus, dans les musées, j’entends surtout des accents étrangers.
Beaucoup s’inquiètent qu’en cas de Brexit, la jungle de Calais n’atterrisse à Douvres. Le ministre europhobe de la Justice Ian Duncan Smith affirme sans rire que, non, car ça arrange les Français ! Macron vient de le démentir.
Grand gaillard, grand buveur, John “sera au supplice pour se décider”: ouvert, il apprécie la France et son art de vivre, pense aux pauvres hères du Proche-Orient et s’interroge sur la survie du Royaume uni (Gallois, Ecossais, Irlandais). Les Nationalistes écossais, europhiles, menacent en effet d’un nouveau référendum sur l’indépendance. Mais est-ce que  partir ne serait pas mieux pour notre commerce, me demande-t-il?
Bref, plus de spéculations sur l’avenir que de faits avérés. Une opinion très divisée. Mais mon pari perso: les “Rosbifs” voteront oui le 23 juin, car les Tories modérés, le Labour, les libéraux démocrates , les élites culturelles et économiques sont pour. Moi aussi, avec une zone euro renforcée.

= Le”Barde” (alias Shakespeare) fête ses 400 ans

Plus que les autres années s’il se peut,  Shakespeare est joué, célébré dans l’édition et les médias. Il est mort en 1616. Après l’extraordinaire “Kings of War” d’Ivo van Hove plein de furie à Chaillot, nous tombons sous le charme de “As You Like It” (Comme ils vous plaira) au National Theatre. Au début c’est ardu pour moi malgré mon bon anglais, ensuite je m’émerveille, comme tant de générations, de la psychologie des caractères, de la drôlerie, de la poésie des réparties etc. etc. Long live the Bard !shakespeare cartoon
Comme à Broadway, les acteurs anglais peuvent tout jouer, danser, chanter. Nous le voyons ensuite dans la superbe comédie musicale “Guys and Dolls” au Savoy dans le West-End.
Byll Bryson, Américain spirituel et érudit, écrit dans son “Shakespeare” de 2007 (d’ailleurs récemment traduit en français) que ce dernier était bien l’homme de Stratford-upon-Avon dont la biographie est certes méconnue. Le Canard Enchaîné, rendant compte d’un livre de Daniel Bougnoux qui attribue la paternité cachée des pièces du grand William à un lettré italien John Florio, rappelle ce mot de notre humoriste Alphonse Allais : “un inconnu portant le même nom que Shakespeare avait écrit ses oeuvres à la place du vrai !”
 Boris Johnson s’il devait se planter en politique peut, lui, se reconvertir : après le gros succès de son livre sur Churchill, il prépare un bouquin sur Shakespeare.

= Grande exposition Delacroix à la National Gallery

Paris n’a pas prêté ses grandes oeuvres mais on découvre que le peintre romantique a été un maître pour les impressionnistes et les modernes (Cézanne le révérait). Belle pédagogie des panneaux explicatifs, mais pas un seul titre de tableau en français…
L’immense Victoria and Albert expose des parures de pierres précieuses indiennes. Il faudrait une semaine pour voir tout ce musée d’arts décoratifs, estime un gardien. Non merci. Mais je goûte aux Rodin nombreux, avant d’aller m’encanailler au marché de Camden Lock, puces prisées par les Français.

= Modernisme, urbanisme

Du Waterloo Bridge de nuit, le spectacle est unique. Des deux côtés de la Tamise, les gratte-ciels de la City illuminés de rouge et bleu côtoient bellement les chefs d’oeuvre classiques, de Big Ben à la cathédrale Saint Paul. Sans écraser la tradition, les audaces architecturales témoignent (aussi) du dynamisme de l’argent.
waterloo
Big Ben depuis Waterloo Bridge

 

Engoncée dans son périphérique, mais hyper-dense, la ville de Paris est 15 fois plus petite que le Grand Londres. Le Grand Paris restera deux fois moins étendu, mais sera équivalent en  population (7 millions) au Greater London unifié, tout en continuité du centre aux banlieues. De 250.000 à 400.000 Français sont venus chercher des opportunités d’emploi et de création dans cette ville où “tout est possible”.

Le spa du cinéphile

Grand adepte des hammams/saunas et piscines praticables et bon marché (comme en Allemagne), j’essaie avec plaisir le Ironmongers Row baths d’Islington. J’ai découvert ces bains turcs à la façade de brique dans Eastern Promises, grâce au film saisissant de David Cronenberg. A poil, à mains nues, Viggo Mortensen, y vient à bout de deux énormes tueurs tchétchènes. On a nettoyé les taches de sang… Le complexe rénové est calme et voluptueux. Les Britanniques ont l’organisation et la propreté faciles, moins affichée que dans mes familières contrées germaniques.

 = Arsenal, mauvaise passe pour Wenger

J’ai vu  deux défaites d’Arsenal dans des pubs d’Islington (nord). Belle maman habite à portée des clameurs de l’Emirates Stadium. Sur les traces de mon fils Olivier, je “supporte” les Gunners. Deux heures avant le match de Barcelone, alerte dans les stations de métros, fermeture de rues, les fans en rouge et blanc convergent vers le stade ou les débits de boisson. Messi frappe deux fois, les esprits se calment. Vacarme deux jours après à Highbury Barn: on vient se soûler entre amis, à la bière, au cognac, au whisky avant le coup d’envoi contre le petit Swansea (vainqueur, c’est la honte). Scott, éméché, me jure son amour de Wenger, des Français, même de l’inconstant Olivier Giroud.
Mais dans la presse et dans les tribunes, Arsène Wenger – le  coach strasbourgeois jusqu’ici inamovible- passe un mauvais quart d’heure. Son équipe, certes privée de l’Espagnol Santiago Cazorla, est en train de laisser échapper le titre.

= Inégalités, austérité

Les inégalités ont augmenté plus vite au Royaume-Uni que sur le continent jusqu’à récemment (d’après l’Office national des statistiques, 14 millions de Britanniques étaient dans ou au bord de la pauvreté ou de l’exclusion sociale en 2011)  en raison de logements encore plus inaccessibles qu’à Paname et de politiques hyper-libérales. Les coupes budgétaires affectent même le NHS, la médecine gratuite, dont tous les Britanniques sont fiers; surchargés, mal payés, les “juniors doctors” ont repris une grève le 10 mars. Il y a encore les accès de  violence, l’alcoolisme des jeunes, les grossesses adolescentes, les colères démagogiques ou non qui jaillissent avec la campagne du Brexit. Ces journaux par millions qui manient l’insulte à la Trump, ignorent toujours que l’Allemagne n’est plus nazie, etc.
En vrac: un rapport de l’Institute for Fiscal studies, estime que malgré la hausse de l’emploi, le nombre des enfants pauvres augmentera d’un million d’ici 2021: il sera de 25,7% ou 3,6 millions. En cause, les coupes sombres drastiques et continues des conservateurs dans les allocations sociales et les crédits d’impôts.
Sur BBC 1, la responsable d’une ONG de Newcastle (Nord) parle de “la famine” croissante des enfants de familles décomposées.
Une enquête de Channel 4 montre que les nouveaux logements sociaux ou “accessibles” (“affordable housing”) sont loin des promesses des autorités. Si les promoteurs ne se plaignent pas, les travailleurs, employés londoniens moyens sont forcés de vivre toujours plus loin ou de partager. Ken Loach en fait un film.
Mais à Chelsea, à Knightsbridge, paradis de luxe des Saoudiens, Russes et autres multimillionaires, je tombe sur des annonces obscènes: locations d’appartements à 1.300 livres (1.700 euros) la semaine, ventes à 6 millions …Les riches et les retraités profitent beaucoup mieux de la croissance. Et bien plus à Londres et dans le Sud de l’Angleterre que dans le Nord appauvri.

= Education, foulard islamique

Ils sont plaisants à l’étage du bus rouge, ces collégiens joyeux en uniformes bleus et gris après l’école. Une dizaine de fillettes pouffent de rire. Certaines ont un hidjab sur la tête. D’autres non. C’est naturel, les Anglais sont moins crispés que nous sur les différences culturelles. Evidemment les niqabs dans la rue me font grincer.
Comme ailleurs la méfiance contre les musulmans augmente. Le ministre de la Défense vient de juger le travailliste Sadiq Khan “inapte” à se présenter à la mairie de Londres, parce que “lié à des extrémistes”. Dans le Guardian, le journaliste Mehdi Hasan pense au contraire que Sadiq Khan serait une chance pour les musulmans modérés et pour le pays.
A propos d’éducation, une étude (Sutton Trust) vient de confirmer les privilèges des nantis dans le système scolaire: les élèves de l’élite éduqués à grand coût dans le privé accèdent sans peine aux grandes universités et aux meilleurs emplois: trois quarts des juges et officiers supérieurs par exemple en sont issus.
Je relève pourtant des leçons de pragmatisme éducatif et de mixité pour la France
 Le secondaire est placé sous le contrôle du ministère de l’Education en Angleterre qui supervise les programmes y compris dans les écoles nombreuses privées et religieuses. Mais, pragmatisme anglais oblige, les chefs d’établissement ont une autonomie certaine, peuvent faire appel à des sponsors. Deux spécialistes – au demeurant critiques – du système éducatif, George et Rahel Smith (noms changés à cause du devoir de réserve des fonctionnaires), relèvent que Londres qui était au plus bas dans les comparatifs entre comtés anglais, est maintenant au sommet: “on a mis de l’argent, on a comparé ce qui marchait ou ne marchait pas dans telle et telle école afin d’améliorer les choses pratiquement”.
Et surprise, me disent-ils, les enfants du Bangladesh des banlieues immigrées de l’East End, qui étaient les moins avancés avec les Pakistanais et les Antillais, sont désormais dans le peloton de tête. On leur a inculqué l’ambition et la confiance, grâce à des enseignants et tuteurs spécialisés, largement issus de l’immigration…
Début mars, les familles ont pu savoir si leurs premiers choix de collège/lycée étaient retenus (notamment par tirage au sort, pas sur dossier). Ils ont été comblés à 84% l’an dernier.  Comme il n’y a pas de carte scolaire ici (ni d’ailleurs de ghettos cités à l’écart des villes), le brassage des classes et origines semble mieux assuré. C’est vrai à Londres, mais pas partout: dans le comté voisin de l’Essex, où ont “fui” nombre de Blancs désormais minoritaires dans la capitale, note Rahel.

 

CONCLUSION: “When a man is tired of London, he is tired of life“, disait l’écrivain Samuel Johnson dès 1777. C’est toujours vrai.
Jean-Michel STOULLIG
mars 2016