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La Catalogne depuis le balcon madrilène: “Es una locura, hombre” (une folie)

MADRID – Parti pour découvrir les merveilles de Madrid, Tolède, Ségovie et m’immerger dans la langue, j’ai pu observer le psychodrame de la riche Catalogne depuis mon balcon castillan.

“Une vraie folie” (“una locura”) que cette marche forcée et sans majorité réelle d’indépendantistes riches soi-disant victimes de répression alors qu’ils ont déjà leur langue et une très forte autonomie, assurent les médias espagnols et mes interlocuteurs..

Moi, j’en tiens pour la raison c’est-à-dire l’unité de l’Espagne, un Etat de droit, très européen, décentralisé et tellement plus moderne que dans mon souvenir (surtout une balade en Andalousie il y a une paille). Mais le gouvernement de Mariano Rajoy est certes maladroit et trop autoritaire, et son parti a eu le tort de limer, même symboliquement, l’autonomie catalane il y a quelques années.

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“Ingouvernable” ?  Ce graffiti près du forum Caixabank à Madrid. Un maillot patriotique: “Bien sûr je suis espagnol, tout simplement”

Résumons. Deux logiques sont à l’oeuvre. D’une part le légalisme rigide de Madrid, arc-bouté sur la constitution de 1978 qui prohibe la sécession. D’autant que la justice avait interdit le référendum du 1er octobre (NB. on écrit 1-0 ici et ce n’est pas un score Real – Barça  comme je l’avais d’abord cru !) – un référendum convoqué d’ailleurs sans l’opposition au parlement.

L’autre logique, celle de Carles Puigdemont, mettant en scène une vieille histoire de séparatisme et de vraie répression, repose sur le désir de souveraineté complète de la Catalogne. Une forme de passion “révolutionnaire” de gens aisés,  enflammée par des gauchistes + des bourgeois,  et qui anime en gros un habitant de la région sur deux. Des millions de gens certes mais sans doute pas la majorité. Les indépendantistes ont beau jeu d’exploiter les images désastreuses de la Guardia civil brutalisant les votants du 1-0 (parce que la police locale restait les bras croisés).

Si la mise sous tutelle et la suspension provisoires de l’autonomie  (article 155) étaient attendus, la décision d’une juge d’incarcérer les ex-dirigeants qui ne sont pas en fuite a jeté de l’huile sur le feu,  selon La Vanguardia de Barcelone. Ce journal respecté (centre-droit, hostile à l’indépendance), s’est inquiété avant les élections régionales du 21 décembre convoquées par Madrid d’un “un risque grave d’incendie” faute de dialogue. L’emprisonnement était “le pire de scénarios“.

Peut-on parler de “prisonniers politiques” ? D’anciens détenus dans les geôles franquistes s’en indignent. Amnesty international refuse le terme, mais demande la libération des dirigeants incarcérés.

Des scénarios et des films

Le pire de scénarios  ? Au centre culturel de  Ségovie, près de l’église romane de San Martin,  nous voyons par hasard (avec une poignée de personnes) le film de “Terre d’Espagne”, de Joris Ivens de 1937 avec un texte de Hemingway.  Il montre l’ultime résistance des forces républicaines autour de Madrid contre la rébellion fasciste, l’armée franquiste appuyée par l’aviation allemande et italienne.

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Datant du passé franquiste, cette caserne à Madrid

 

Les deux organisateurs, de gauche, m’expriment ensuite leur indignation: “aujourd’hui, ces gens qui se disent résistants se rebellent contre la démocratie”. Ils se font leur cinéma, mais un cinéma surréaliste à la Bunuel. Ils sont divisés politiquement, disent oui un jour, non un autre. Sans parler de la rocambolesque cavale de Puigdemont à Bruxelles.

Miguel le taxi, est encore plus outré: “Es una locura, une tentative de coup d’Etat. Ils ruinent la Catalogne avec le départ des entreprises” (NB : 2.200 départ des sièges sociaux hors de Barcelone et sa région en octobre, selon la Vanguardia).

On endoctrine les Catalans, s’étrangle encore Miguel, eprenant les attaques des médias espagnols contre la TV3 catalane très partisane. De fait, Reporters sans Frontières (RSF) a dénoncé avant le référendum un climat d’intimidation sur la presse locale et étrangère. Nombre de témoins décrivent aussi les avanies contre ceux qui ne parlent catalan ou la propagande dans les écoles. Et voilà que surgissent les hackers russes que l’UE accuse de semer la zizanie pro-séparatiste sur internet…

Bon, j’avoue avoir la chair de poule en écoutant Els Segadors, l’hymne national catalan, chanté en communion par des dizaines de milliers de gorges dans un stade de Barcelone.  https://youtu.be/ntjDJmFp04M

C’est beau certes, me rétorque l’ami François, bon connaisseur du pays, “mais des pancartes +llibertat+ à Barcelone, la ville la plus libre et relax d’Europe, c’est franchement ridicule. Ils ont réussi à créer une atmosphère cubaine où l’on se fait gaffe au bistrot avant de chuchoter qu’on est contre l’indépendance. Bravo !”

De l’autre côté la virulence nationaliste s’étale dans plusieurs médias madrilènes. Voir un échantillon ci-dessous.

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Le journal El Mundo ne peut pas sentir Puigdemont

Pourtant, je n’ai pas ressenti de tension particulière en ces jours très spéciaux. Au café on parlait tout autant du déplacement du Real Madrid à Gérone, la ville de Puigdemont (les modestes footballeurs catalans ont gagné 2-1 !)

Le journaliste et humoriste Jordi Evole, Catalan opposé à l’indépendance, a bien résumé les choses  :  Le gouvernement Rajoy ne sait pas se raconter, ni parler aux Catalans, il n’a pas su s’excuser de la brutalité policière. Les autonomistes se sont, quant à eux, monté le bourrichon avec leur propagande parlant d'”oppression”  alors que la Catalogne jouit d’énormément de droits, et ils ont décrété l’indépendance sans majorité. Avec ça, allez chercher le dialogue !

Problème de com’  pour l’Espagne moderne, encore trop perçue comme retardée et autoritaire

Le romancier Antonio Muñoz Molina estime à regrets que la crise actuelle renforce à l’étranger une image datant du franquisme (autoritarisme, pauvreté, isolation, etc.), même 40 ans après la transition démocratique et le miracle économique. Le journal El Pais (centre-gauche)  a ensuite consacré un dossier pour tenter d'”en finir avec les clichés sur une Espagne méconnue”. Les Espagnols souffriraient toujours d’un “curieux sentiment d’infériorité” et le royaume serait perçu, au mieux, comme un aimable pays de vacances, avec ses plages, le flamenco et la paella/ sangria…

Dans “Tolède, coeur de l’Espagne”, l’écrivain français Victor Crastre décrivait une Castille belle et poussiéreuse, une Espagne fière, certes européenne mais régie par les anciens principes du sang, de la sensualité et de la mort. C’était en 1957.

Les choses ont bien changé. La pauvreté a beaucoup reculé, mais elle est remontée à cause de la crise de 2008 et du chômage (cf. dernier para), le PIB moyen par habitant est de 24.000 euros par an contre 33.000 en France et 27.000 en Italie. L’Espagne, très décentralisée,  a réussi a surmonter le terrorisme des Basques de l’ETA, etc.

Oui, le métro marche bien, les routes et autoroutes sont neuves. Un sujet de fierté que ce TGV espagnol, l’AVE (Alta Velocidad), se présentant pour son 25e anniversaire comme “le meilleur du monde”. Il est en tout cas confortable et son réseau est le deuxième du monde après la Chine (mais aussi onéreux que le réseau français).

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Rame “canard” AVE de la compagnie Renfe

Les moeurs aussi ont bien changé. On le sait depuis la movida à la Almodovar. Jean-Baptiste, un jeune Lyonnais, vit heureux à Madrid, ville sûre, où les gays sont tranquilles. Le mariage homo a été légalisé dès 2005, plus tôt et aisément que chez nous malgré des protestations animées par les catholiques.  On voit incidemment à Madrid comme ailleurs en Occident, des campagnes contre l'”acoso“, le harcèlement sexuel des machistes locaux.

Parisiens, nous apprécions des rues sans papiers, la propreté des aseos (ces WC qu’on trouve partout), le civisme des Madrilènes, par exemple aux passages-piétons.

De la beauté hors des plages

Après toute cette politique, nous serons brefs sur le tourisme. Voyez les guides: le Prado immense, le centre Reina Sofia, le Thyssen  Bornemisza – c’est notre musée préféré, convivial, tous les grands peintres y sont représentés !

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Greco mit des lunettes au cardinal de l’Inquisition

Nous découvrons mieux l’incroyable richesse de la peinture espagnole – Greco, Velasquez  (mon choc affectif pour lui remonte à la superbe expo de 2000 au Grand Palais), Ribera, Goya, Miro, Dali, Picasso…

Après celle de Ségovie, la beauté de Tolède, la cité arabe et juive devenue catholique, la cité du Greco, subjugue.

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Les Stoullig tournant le dos à Tolède
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Rouge d’Espagne: reflet du miroir tolédan 
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Place de la cathédrale à Ségovie

Pilar, los gatos y los toros

Dans le quartier d’Atocha,  Pilar notre charmante amie colombienne polyglotte, a le caractère tranché. Elle s’agace d’un quasi “racisme” des Espagnols de souche contre ces innombrables Latino-Américains, qui font largement tourner le pays (comme les Européens à Londres avant le Brexit). Elle dénonce l’arrogance du pouvoir conservateur et la corruption politique (elle a raison), ces banques qui ont expulsé les propriétaires ruinés (elle a encore raison). Elle adore la créativité et la fantaisie des Catalans, d’où une indulgence (coupable, selon moi) envers les independantistas.

Son péché mignon ? Avec d’autres samaritaines, Pilar consacre ses soirées à nourrir les chats délaissés en bordure du parc du Buen Retiro. A leurs frais aussi, elles tentent de faire châtrer les matous piégés et ensuite relâchés.

(Quelque 140.000 chats et chiens sont abandonnés chaque année dans tout le pays. Le calvaire de lévriers laissés à l’agonie est souvent dénoncé. L’observatoire espagnol “Justice et défense animale” dénombre, en plus des corridas -désormais interdites en Catalogne-, 3.000 fêtes locales où des animaux sont  maltraités. La violence contre les animaux serait quand même en déclin).

Ici ces bêtes sont en compétition territoriale dans les fourrés avec les cabanes de jeunes squatters en fugue, les Okupas.

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Pilar y el gato

Précarité, malgré un mieux dans la crise

Une occasion de rappeler cette énorme ombre au tableau: le taux de chômage est certes en baisse en Espagne, en partie à cause  des petits boulots. Mais il demeurait à 17, 9 % en septembre et à environ 42 % pour les jeunes de moins de 25 ans !!

Au delà des indicateurs en progrès suite à longue austérité dans le social (dont une reforme du code du travail), la santé et à la baisse des salaires, El Pais souligne (fin octobre) le “risque de la précarité”. Car la reprise (tourisme, la construction, exportations) reste fragile.

Ce mal de vivre des classes moyennes et populaires, commun aux pays européens développés,  on le comprend aussi par la fiction : la romancière Alumudena Grandes me le fait sentir dans une récente fresque impressionniste Los besos en el pan (non traduit).

NB: Au fait, que veut dire la photo du haut ? C’est un moucharabieh du très moderne CaixaForum avec vue sur les jardins du Prado à Madrid

 Pour finir sur une note plus douce:

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Don Quichotte est partout. Une sculpture de massepain de 3 mètres à Tolède écrase la gourmande
Jean-Michel Stoullig (texte et photos)