ALGERIE

IMPRESSIONS ALGEROISES

Mon “reportage” de rare touriste français en Algérie date du printemps 2014, avant donc la création de ce blog. Depuis, Bouteflika a bien été réélu, le monde a empiré, Hervé Gourdel a été assassiné, j’ai vu récemment le beau film “Loin des hommes”, inspiré de Camus,  et j’ai lu Kamel Daoud. Mais, semble-t-il, les choses n’ont guère changé en un an de l’autre côté de notre Méditerranée.

Beauté des villes, des ruines antiques et paysages, mais blocages politiques et sociaux, sources de graves déprimes ? Ce n’est pas la France mais l’Algérie si proche et si différente. Toujours imbriquées, toujours méfiantes, c’est toujours entre elles « Le Grand Malentendu » (livre de Jean-Louis Levet et Mourad Preure).

D’ailleurs – plus qu’en France ? – les gens rencontrés y sont serviables, ouverts. L’humour est souvent là. Plaisir aussi de se retrouver dans un pays toujours largement francophone, derrière l’arabe dialectal et le berbère.

Nous arrivons en pleine inconnue concernant Bouteflika, le président âgé (77 ans), malade et caché, mais que « le système » veut maintenir en place pour les élections du 4 avril, une présidentielle que nos interlocuteurs voient comme une farce. Il sera d’ailleurs bien réélu, même malade et absent Des tensions existent au sommet du régime, comme en témoignent les accusations publiques entre FLN, le principal parti, de hauts militaires et la DRS, la sûreté militaire omniprésente .

Bravant les interdits trop précautionneux du quai d’Orsay nous avons voyagé tranquillement avec notre chauffeur Achour (en renonçant hélas à un oasis du Sahara), mais les diplomates ne peuvent quitter Alger sans autorisation. En 1999, « Boutef » a acheté la paix par une « décennie noire » de guerre entre terroristes islamistes et forces du régime (quelque 150.000 morts) par une amnistie, souvent mal vécue par les victimes, et des subventions, car les djihadistes aiment aussi le commerce. Mais gendarmes et policiers sont partout.

En bas de la Casbah, un panneau de marbre sur une arcade rappelle les horreurs d’un passé récent : « ici a été trouvé égorgé et mutilé Boubetra Réda, caporal-chef à l’armée nationale populaire le 14.10.1995 à 17h martyr du devoir national et de la liberté par les terroristes islamistes ».

Un visiteur ose : “depuis qu’on ne vous égorge plus, les Algériens sont tout à fait charmants”.

= Pourquoi ce compte-rendu impressionniste d’une belle huitaine autour d’Alger et Constantine avec mon épouse Sheila?

Rade d'Alger depuis appartement AFP
Rade d’Alger depuis l’appartement AFP

 

Pour me faire plaisir certes (moi, journaliste en mal d’écriture), mais aussi parce que nous fûmes chanceux d’être conviés par l’amie Béatrice Khadige, chef de l’AFP à Alger et qui va rendre son torchon, épuisée par 3,5 ans de poste dans « un pays quasi-soviétique », où règne la bureaucratie. Or, peu recherché des autorités, et de toute façon hésitant, le touriste étranger, se fait rare en Algérie.

Depuis la décennie noire, Paris impose un visa chichement accordé aux très nombreux demandeurs (près de la Place Audin à Alger, notre serveur à la Brasserie des Facultés, celui-là même qui avait servi François Hollande il y a quelques mois, vient de se voir éconduire sans explications pour la 2e fois et n’ira pas voir son frère). Alger joue la réciprocité: il faut une invitation pour tout visa. Plus facile pour les hommes d’affaires et les Franco-Algériens que pour l’Européen moyen qui n’y songe guère de toute façon.

De notre appartement AFP au 8e étage, dominant la fameuse Grande Poste de style mauresque et le palais du Gouvernement (l’ex Forum), on domine Alger la Blanche et la Méditerranée, le port et la Baie depuis La Marsa jusqu’à Bab El-Oued.

D’emblée une autre plaisante évidence pour moi: le « dépaysement » de voir évoluer toute une société arabo-berbère du plus haut au plus bas de l’échelle, et non plus la minorité trop largement ségréguée des Maghrébins de notre 9-3.

Des images, des contrastes:

L’avenue Didouche Mourad, l’ex-avenue Michelet, c’est un peu les Champs Elysées algérois. De belles boutiques de marque, pâtisseries à la française; les filles en hidjab, le foulard islamique, bien fardées, s’y baladent en riant avec leurs amies “en cheveux”, faisant volontiers la bise au copain de rencontre. Dans le bled ou les quartiers populaires cependant, la grande majorité de femmes est “voilée”, portant aussi le haïk sur le bas du visage pour les plus âgées. Que des hommes dans les cafés, en minorité des barbus en kamis.

A Constantine, sur la majestueuse place centrale aux monuments Art nouveau des Français, des centaines de « hittistes” (littéralement les teneurs de murs), ces jeunes chômeurs désoeuvrés que met en scène à Paris ou chez lui l’humoriste Fellag. Ils font du marché noir pour le dinar (50 % de mieux qu’au cours officiel), de menus commerces. Mais on ne voit pas de mendiants ni de SDF.

Dans les ruelles de la vieille ville, mieux vaut cacher la Rolex (je m’en fous j’ai une Swatch!). J’achète un foulard: le jeune responsable de l’échoppe au français parfait a étudié le droit constitutionnel à la Sorbonne, mais n’a pas trouvé d’autre boulot.

Or la moitié des 37 millions d’Algériens ont moins de vingt ans. C’est les jeunes qui forment les « harragas », les boat-people algériens qui risquent la noyade pour émigrer.

Au souk, on ne marchande guère, et d’ailleurs personne ne va vous harceler pour vendre tapis ou babouches. Forget Tunisia or Morocco ! Un Maroc rival, officiellement honni, mais envié pour ses avancées, le niveau de vie des classes moyennes, le sens du commerce.

En tout cas, presque tout semble venir d’ailleurs, comme la poterie de Sheila qui provient de Tunis, ou le lait, importé en poudre, et en pénurie.

Seuls, nous visitons le magnifique palais ottoman d’Ahmed Bey de Constantine, un héros de la lutte anticoloniale au 19e. En contrebas, sur le Pont suspendu au-dessus des gorges du Rhumel, des montagnes d’immondices s’accrochent aux pentes.

Descendant du musée du Bardo à Alger (antiquités romaines et arts islamiques), les escaliers sont défoncés, la saleté règne aussi sur le parc, où se retrouvent ivrognes et amoureux.

Idem dans la Casbah d’Alger, des bâtisses décrépites s’effondrent, faute d’étais, et la voirie semble absente. “Vous voyez la maison la haut ? C’est là qu’est né Roger Hanin. Il y a quelque temps, il est revenu avec Catherine Deneuve », dit en riant le vendeur d’épices et de safran (venu d’Indonésie et pas bien naturel en fait), qui me prend pour un pied-noir nostalgique. Il ajoute : « Les juifs habitaient ici en bas de la Casbah, mais vous savez pour nous avec les juifs c’est plus çà »…

Casbah d'Alger
Dans la casbah d’Alger

 

Pour moi en tout cas, avec cette première visite en Algérie, il s’agit de combler un manque, en situant de visu des lieux souvent entendus dans ma jeunesse. « Les événements d’Algérie », comme on appelait la guerre, et les discours de De Gaulle dominaient les radios. Et dans mon Midi natal, mon père, avait des amis pieds noirs rapatriés, et lisait Le Méridional, pro-Algérie française comme lui.  Ensuite Papa devint mitterrandien et changea d’avis.

Bien plus tard, en 2010, j’aurais dû participer à la « caravane Camus », préparée avec des artistes et personnalités françaises et algériennes dont Yasmina Khadra et le maire d’Oran. Le périple de manifestations fut annulé in extremis, certains intellectuels proches du pouvoir reprochant à nouveau à Albert C., d’avoir condamné les attentats du FLN et de ne pas avoir milité pour l’indépendance.

Comme lui en tout cas, j’ai été ébloui par Tipaza, la romaine : Tipaza, où « les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre » (Noces). Camus voit en revanche la mort dans « Le vent à Djemila », ville romaine de l’Est plus rude, que nous avons parcourue sous la neige.

Djemila
Djemila en hiver

 

Pour ses 100 ans, Camus – le Français d’Algérie devenu universel – fait l’objet de bilans algériens, depuis la bonne revue « LivrEsq » jusqu’aux romanciers Salim Bachi et Kamel Daoud. Depuis, ce dernier a frisé le Goncourt avec “L’affaire Meursault”.

Des personnages

Mohammed Abbou, père d’un ami de mon fils Olivier, nous fait prendre dans sa limousine. Dans sa villa du Club des Pins, zone réservée à la nomenklatura, bien gardée, une collection de tableaux et sculptures. Ancien ministre de la Culture et membre du conseil constitutionnel, l’homme est simple, affable, un ami des arts. Venu d’une famille pauvre de l’Ouest, il a passé des doctorats à Montpellier, enseigné à Perpignan, avant de diriger l’université d‘Oran. Son discours est convenu sur les dangers des islamistes « minoritaires » en Algérie comme en Egypte. Ecrivain, il nous dédicace son recueil de beaux poèmes critiques « Amis des muses ».

Dokman, qu’apprécient Abbou et Béatrice, peint des toiles fortes et colorées. Dans son petit appart, force bouteilles de bordeaux pour une partie entre amis, à son retour d’une expo à Cologne. Lamine Dokman, rayonnant colosse, est désabusé par la politique, la situation. Il se console en espérant que « la culture peut sauver des peuples » et souhaite échanger avec des artistes de l’Inde.

Fakia est une des rares femmes psychanalystes d’Algérie. Féministe combative, elle enrage toujours contre le code de la famille (passé en 1984) qui pour complaire aux islamistes fait de la femme une quasi-mineure. Bien des patientes souffrent de la société inégale, les patients s’inquiètent de leur masculinité. D’autant qu’un trop grand nombre jeunes sont frustrés de sexe, faute de logement et à cause du coût des mariages. Elle vient régulièrement respirer à Paris

A 74 ans, Yacine Gougelin, a mal à l’Algérie, l’Algerie actuelle. Ex-«conseiller stratégique du GRPA » spécialiste des hydrocarbures, ce fils d’une famille vieille-France de Dijon, a pris un prénom du cru et la nationalité algérienne, mais parle mal l’arabe. S’il habite un appart d’un quartier populaire, « le Français » dit ne pas avoir eu peur pendant la décennie terroriste. Mais il s’inquiète de l’islam trop basique diffusé dans les mosquées, des projections sur la baisse du prix du gaz et pétrole (déjà), alors que la diversification économique lui semble un mythe (agriculture négligée, tourisme absent).

Le chauffeur de taxi quadragénaire, peine au milieu des voitures neuves désormais trop nombreuses pour la capitale aux millions d’habitants. Surprise, il idéalise la France qu’il connaît un peu par des voyages et la télé piratée: « chez nous, la presse est libre d’écrire, mais c’est du vent, pas comme en France », où Jérôme Cahuzac et le ministre du logement Hervé Gaymard furent forcés à la démission. C’est bien simple, « selon un sondage 90 % des gens préféreraient un retour des Français » – de la France actuelle, pas pour le travail mais pour la justice…. A voir

Mais il résume ce que tous disent : « il n’y a pas de démocratie ici» et la corruption mange tout.

La rente du gaz et du pétrole est en partie confisquée par une clique de généraux et dirigeants. L’ex- ministre du pétrole Chebib Khelil, inculpé de corruption pour des dizaines de millions de dollars, a pu partir aux Etats-Unis l’an dernier.

« Les gens n’ont pas envie de travailler dur, l’Etat pourvoira », nous dit un homme d’affaires français dans l’avion. Au bord de la nouvelle autoroute est-ouest – très utile certes, mais qui a explosé tous les budgets pour enrichir certains, où des tronçons sont déjà défoncés et où on a oublié les stations-service – on peut voir 300 véhicules Renault neufs de sa boite de transports. Ils sont bloqués près de Sétif depuis des mois faute de papiers. Un responsable des Mines a fait connaître la solution : « avec moi les autorisations, ça peut prendre 10 minutes, 10 mois, 10 ans ». A bon entendeur, salut

Mélomane, Mohammed Abbou, lui, fait un rêve : faire jouer la « symphonie du désert » par le chef Amine Kouider et son orchestre devant un théâtre rocheux du Tassili.

Pourra-t-il un jour faire ce festival, et avec moi? Les Algériens connaitront-ils démocratie plus prospérité ? Les Français les aimeront-ils un jour ?

Jean-Michel STOULLIG Printemps 2014

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